Molière et les femmes
400 ans de Molière
Les femmes et Molière
par Nicole Cordesse
article paru dans le Bulletin ADP Septembre 2022 n°102 p 4-7
Elles ont accompagné sa vie privée, elles ont été partenaires dans sa vie au théâtre, elles illustrèrent les
créations féminines de ses pièces. Les femmes ont joué un rôle important chez Molière. Amantes,
comédiennes, précieuses, savantes, pédantes, bourgeoises, servantes, amoureuses, coquettes, bigotes…
Le panel paraît infini et ne saurait être exhaustif.
Cheminons dans le complexe univers féminin autour du dramaturge cher à Louis XIV !
Sa mère Marie Cressé
Une place à part pour cette dernière. A-t-elle réellement imprimé sur la personnalité de Jean- Baptiste, nul ne peut le dire. Molière avait seulement 10 ans quand sa mère décéda. C’est pourtant bien elle, la première femme de la vie de Jean Baptiste Poquelin, Marie Cressé, née en 1601, qui épousa le 27 avril 1621 le tapissier Jean Poquelin. Un mariage endogamique habituel dans la bourgeoisie de l’époque puisque Marie Cressé
était fille et petite-fille de familles de tapissierscourtepointiers. Le père de Marie était épris de respectabilité, se faisait appeler Louis de Cressé et avait donné à sa fille « une éducation », Marie savait lire, écrire et avait même des désirs d’élégance si on en croit son inventaire après décès. Marie décéda à 31 ans, le 11 mai 1662. Accident, maladie, fausse couche ? Elle avait eu 6 enfants dont 4 ont survécu, et parmi eux le jeune Jean Baptiste, qui vit, un an après, l’arrivée d’une belle-mère au foyer familial, Catherine Fleurette.
Les Comédiennes
Elles ont partagé la vie intime de Molière en même temps que l’aventure de la troupe. Maîtresses, épouses, amies, elles apparaissent libres et ambitieuses. Et ont eu avec le comédien des aventures amoureuses. Il est aisé de comprendre Molière très sollicité et séduit par ses diverses partenaires, des comédiennes souvent concurrentes qui ont rivalisé d’influence, rendant parfois difficile l’attribution des rôles féminins pour leur chef de troupe.
Madeleine Béjart(1)
Elle fut la plus célèbre et certainement une des plus talentueuses. Née en 1618, émancipée à 17 ans, elle fréquenta très tôt le milieu du théâtre. « Madeleine Béjart, une des premières, sinon la première, prit la vraie figure de comédienne parce qu’elle avait la beauté, la grâce, la hardiesse, l’intelligence qui font les dominatrices ; parce qu’elle avait surtout cet emportement, ce diable au corps, ce « chien » pour dire le mot
d’aujourd’hui… » En 1637, elle faisait les beaux jours du Languedoc et de la Provence. Selon M. et G. de Scudéry, elle possédait des qualités outrepassant largement celles d’une simple actrice : « Elle était belle, elle était galante, elle avait beaucoup d’esprit. Elle chantait bien, elle dansait bien, elle jouait de toutes sortes d’instruments. Elle écrivait fort joliment envers et en prose et sa conversation était fort divertissante ». Madeleine était la maîtresse d’un aristocrate de 10 ans son ainé, Esprit de Rémond, seigneur de Modène, Grand Chambellan de Gaston d’Orléans. La belle rousse eut avec Modène une longue histoire d’amour, avant de remplacer ce dernier par Molière de 4 ans son cadet. « Aussi spirituelle que galante, elle fut de celles qui donnèrent des idées à Molière ; car elle était née comédienne, elle était née pour jouer un premier rôle dans la comédie humaine ». Elle fonde avec lui et d’autres membres, notamment de la famille
Béjart, L’Illustre Théâtre en 1643. Madeleine fut le mentor de la troupe. C’était elle qui choisissait les rôles, celle qui s’occupait des finances. Ambitieuse, jouant de ses relations, elle a permis à la troupe de Molière d’approcher Monsieur, frère du Roi, puis de jouir de la protection de Louis XIV. Madeleine s’effacera peu à peu devant la jeune Armande et laissera le souvenir d’une femme cultivée, passionnée, brillante, la « meilleure actrice de son siècle ». Et moderne pour l’époque. Elle mourut le 17 février 1772.
Armande Béjart dite Mlle Molière(1)(2)
Elle était, paraît-il, aussi blonde que Madeleine était rousse. Etait-elle la fille ou la soeur de Madeleine ? Les jaloux et moqueurs ne se privèrent pas d’accuser Molière de relations incestueuses ! Selon le professeur Georges Forestier, elle fut officiellement déclarée comme la soeur de Madeleine. Pourtant : « Tout porte à croire qu’Armande fut l’enfant de l’amour, des derniers feux de l’amour après des longs mois de séparation et de retrouvailles au gré des soubresauts politicomilitaires et financiers qui avaient rythmé la vie de Modène à partir de 1669 ». Armande serait la fille de Modène et de Madeleine, mais pour sauver
l’honneur de son noble de père, officiellement déclarée fille de ses grands-parents Joseph Béjart et Marie Hervé! La jeune Armande entra très tard dans la vie du théâtre, elle fut à l’écart tant que la troupe était en province. Elle aurait été mise en nourrice, puis dans des institutions religieuses qui accueillaient les filles de la bourgeoisie et de l’aristocratie en Languedoc, sans doute dans la région de Montpellier. Elle apparut vers l’âge de 15 ans quand la troupe rejoignit Paris. Elle devint alors
comédienne puis épousa Molière en 1662. Elle tint son premier rôle dans La critique de L’École des femmes, en 1663. Une véritable « Célimène, pétillante, drôle, avec ses yeux de feu et ce sourire si tendre » (F. Huster). Molière aurait été très amoureux, mais la jeune Armande, 20 ans de moins, « coquette avec tous les blondins à particule », ne lui aurait pas été très fidèle. Trois des quatre enfants de Molière et d’Armande sont morts en bas âge. Louis, le premier né, eut pour parrain Louis XIV, et la quatrième Esprit-Madeleine, qui avait 7 ans à la mort de son père a grandi au couvent, et a eu une vie austère et chrétienne, éloignée de la vie de saltimbanque de ses parents. La veuve de Molière se remaria avec le comédien Guérin d’Estriché en 1677 et devint Mlle Guérin.
Catherine de Brie née Leclerc du Rosay
entra dans la troupe à 19 ans en 1650 puis épousa le sieur De Brie, comédien lui aussi. Mystérieuse, on n’aurait ni son acte de naissance ni son acte de décès. Belle, grande, talentueuse, tendre, « elle avait la désinvolture de la grâce ». Molière en fut amoureux. Mlle de Brie fut le sourire qui consola toujours Molière. Elle créa les ingénues, elle joua toujours l’innocence, elle prit le rôle d’Agnès de L’École des femmes, joua la Mathurine de Dom Juan. En concurrence dans le coeur de Molière, « Mlle De Brie était le contraire de la femme de Molière. Autant Armande était hautaine et dédaigneuse, autant Catherine était tendre et pénétrante. C’était lameilleure créature dumonde. »
Mlle Du Parc ou Marquise née Marquise- Thérèse de Gorle
entre dans la troupe peu avant son mariage avec René Berthelot dit « Gros- René » en 1653. Une femme fatale…Selon Francis Huster, la Marilyn Monroe du XVIIe siècle. « Elle a mis la passion au coeur de quatre hommes de génie, Molière, Corneille, Racine, La Fontaine. Elle avait créé tant de rôles, Dorimène, Arsinoé où elle enlevait tous les coeurs dès que sa
beauté entrait en scène » Durant la relâche de Pâques en 1667 elle passe à L’Hôtel de Bourgogne chez Racine où elle crée le rôle-titre d’Andromaque six mois plus tard. Elle mourra l’année suivante à 35 ans. Avec Molière, qui se brouillera avec celui qui lui enleva la Du Parc, c’était plus qu’ « une amitié teintée d’amour » …
Geneviève Béjart dite parfois Mlle Hervé, soeur de Madeleine.
Elle était blonde comme Armande. Comédienne de second plan, belle femme amoureuse de Molière mais discrète, elle fut le faire-valoir des « madones » de L’Illustre Théâtre, Madeleine, De Brie et Du Parc. Elle mourut à 76 ans.
Mlle du Croisy
n’a pas joué les grands rôles. On l’avait prise dans la troupe par reconnaissance
our son mari qui avait créé 22 rôles du Dépit amoureux au Malade imaginaire. Ce fut un échec. Elle mourut presque centenaire.
Manon Dufresne, Mlle Menou, à cause d’une erreur de copiste (2), fille de l’ancien chef de la troupe Charles Dufresne
servait les comédiennes et jouait plutôt les figurantes. D’après Boileau, elle occupa le coeur de Molière entre la De Brie etArmande.
Mlle de La Grange née Marie Ragueneau (pâtissier) de L’Estang
avait le surnom de Marotte, elle suivit la troupe avec ses parents puis devint sociétaire.
La Beauval, née Suzanne Bourguignon
adoptée par celui qui se fait appeler De Beauval. Il paraît qu’elle ne savait pas lire. « Forte en gueule » elle joua les rôles de soubrettes. Sa fille Louise sera la Louison du Malade imaginaire.
Mlle Beaupré
fut La Comtesse d’Escarbagnas.
Louise Laforêt,
servante de Molière veillait à tout et applaudissait aux monologues de son maître.
Mlle de la Thorillière, Mlle Brécourt, Mlle
Beaubourg, Mlle Barrillionnet.
Que doit-on retenir de la vie ces femmes ?
La puissante Madeleine Béjart sort du lot, elle est l’exception, qui vécut librement, autonome entre deux amants, le comte et l’artiste, Modène et Molière. La plupart des autres comédiennes, de talent inégal, ont pris le nom d’un mari, ont joui du statut et de l’influence que leur procurait ce mari, mais paraissent avoir vécu une certaine indépendance, amoureuse et financière. Molière, « le coq dans le poulailler ? » selon l’expression de Forestier, par la séduction qu’il exerçait sur ses comédiennes, avait instauré l’équité parmi les sociétaires de la troupe sans distinction de genre. Ces vies de saltimbanques itinérantes ne ressemblaient pas à la vie ordinaire du XVIIe siècle, influencée par la religion et le patriarcat, elles annoncent la liberté des salons mondains chers à Mlle de Scudéry.
Nicole Cordesse
(1) Les comédiennes de Molière par Arsène Houssaye,
ancien directeur de la Comédie Française- Publié par
DENTU au Palais-Royal- 1879
(2) Molière de Georges Forestier, professeur à la
Sorbonne- Gallimard- 2018
L’Ami
la cause des femmes
par Nicole Cordesse
article paru dans le Bulletin ADP Septembre 2022 N°102 p 8-11
Molière féministe ?
Des Précieuses ridicules aux Femmes savantes en passant par L’École des femmes, ces trois pièces emblématiques, parmi les plus jouées de nos jours, illustrent le débat qui oppose le patriarcat traditionnel et les tenants de l’émancipation féminine. Déjà, au XVIIe siècle !
Que ferait-on sans les femmes ?
Chez Molière, si elles sont essentielles au théâtre, elles font aussi marcher les maisons !
Ce sont des épouses de bon sens, libres de leurs mouvements et de leur parole, à l’image de Madame Jourdain en lutte contre les égarements de son mari.
Angélique, Mariane, Henriette… leurs filles sont sages. Respectueuses de l’autorité paternelle, ces jeunes amoureuses attendent avec impatience de se marier.
Leurs servantes sont avisées, malines, ont la langue bien pendue, et font en sorte que tout marche dans la famille. Pensons à Toinette du Malade imaginaire ! Ainsi, femmes, filles, servantes sont les piliers de la famille chez Molière.
Voilà pour le classique.
Mais il y a aussi les coquettes, les Précieuses, les Savantes, en marge de la famille traditionnelle. À laquelle se rajoutent les pupilles- Isabelle, Léonor, Agnès – face à des tuteurs indélicats. C’est cette fresquelà qui présente des situations, des caractères, des sentiments, toutes les nuances du féminin ou presque qui nous intéressera…
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Les Précieuses ridicules …/…
L’école des femmes …/…
les femmes savantes …/..
Modernité de Molière
Chez Molière, le rire sauve de tout, de la méchanceté, de la bêtise.
Riez, il en restera toujours quelque chose.
« Entrer comme il faut dans le ridicule des hommes et rendre agréablement sur le Théâtre les défauts de tout le monde » telle est la définition que donne Dorante dans La critique de L’École des femmes.
La grande règle, plaire !
Georges Forestier insiste sur l’habileté de Molière à développer les thèmes à la mode dans les milieux mondains. Science, galanterie, préciosité… Pensons au roman de Mlle de Scudéry, aux Salons féminins, à tous les méandres de la séduction de la Carte du Tendre. Dont l’influence arrive en Province, au désavantage des bourgeoises qui aspirent maladroitement à cette vie intellectuelle.
On sait qu’au XVIIe siècle, les jeunes filles étaient totalement dépendantes de la famille, et que devenir femmes exigeait de passer de la tutelle d’un père sous la tutelle d’un mari.
Que voit-on chez Molière ?
L’échec du mariage forcé au profit du mariage voulu par deux amoureux qui se sont choisis, qui considèrent que « L’amour est un grand maître ».
Ne pas « faire l’amour qu’en faisant le contrat de mariage », voilà un mariage consenti et égalitaire ! Et pour cela il faudrait sortir les filles du couvent et vouloir leur éducation au même titre que les fils.
Molière, et pas seulement dans les trois pièces analysées, parait attentif à la condition féminine.
Si Molière présente les bourgeoises singeant bêtement la haute société, il défend aussi une famille où la femme est moins infantilisée, a son autonomie et de l’autorité. On trouve même cette liberté chez la servante considérée comme faisant partie de la famille.
Molière aborderait-il ainsi, sans trop y toucher, les notions d’égalité entre les genres et entre les classes sociales ? Le dramaturge cher à Louis XIV annoncerait alors les idées progressistes et les revendications féministes et sociales des siècles suivants. Il ferait écho avec l’actualité des XXe et XXIe siècles ! C’est
cette modernité-là qu’il convient aussi de saluer.
Nicole Cordesse
Bibliographie
– Molière OEuvres complètes I et II, édition dirigée par
Georges Forestier avec Claude Bourqui, Bibliothèque
de La Pléiade, Nrf, 2010.
– Molière par Georges forestier, Biographies
Gallimard, 2018.
– Dictionnaire amoureux de Molière, Francis Huster,
Plon.
Michel Bouquet, Madeleine et Armande
par Nicole Cordesse
article paru dans le Bulletin ADP Septembre 2022 N° 102 p12-13
« Monstre sacré », « légende du théâtre et du cinéma » sont les expressions de l’hommage national aux Invalides des obsèques de Michel Bouquet, décédé le 13 avril 2022 à Paris, à 97 ans. « César » du meilleur acteur, « Molière » pour le comédien, il a participé à la grandeaventure culturelle du XXe et du début du XXIe siècle. Son aventure théâtrale, en particulier, restera dans les mémoires, il servit les plus grands, Molière, Anouilh, Ionesco… Du Tartuffe en 1944 au Tartuffe de 2017, Michel Bouquet fut aussi l’avare, Dom Juan, le médecin malgré lui, le malade imaginaire…
En 2017 dans son livre « Michel Bouquet raconte Molière », il témoignait : J’ai joué Molière toute ma vie. C’est un théâtre de chair, qui n’est pas intellectuel. Il se situe au-delà, dans l’exacte vérité des choses…Je m’en rends compte aujourd’hui, à force de l’avoir aimé.
Le sujet anima les chroniques du XVII au XXI siècle : Michel Bouquet pensait qu’elles étaient soeurs, la Sorbonne affirme que la seconde était fille de la première. Au sujet de la rousse et intellectuelle Madeleine et de la blonde et frivole Armande qui ont partagé la vie de Molière, l’avis de Michel Bouquet:
Madeleine Béjart :
« Peut-être est-elle celle qui a encouragé Molière à prendre sa décision, à se détourner de la voie tracée par sa famille…. Madeleine est la véritable personnalité de la famille. Elle a une vie sentimentale précoce…. Lorsqu’elle rencontre Jean-Baptiste, Madeleine est déjà familière des milieux littéraires, écrit des vers qui ont été publiés. Jean-Baptiste a certainement été influencé par cette belle rousse, encore jeune, d’un tempérament ardent, cultivée, volontaire, émancipée, se battant pour la liberté financière. Madeleine est par essence une tragédienne qui a sacrifié son talent en se mettant au service des personnages comiques de Molière. Quand on veut jouer Chimène du Cid et qu’on se retrouve à minauder dans le rôle de la précieuse Magdelon, on accumule les frustrations… »
Armande Béjart :
« Molière devine le caractère d’Armande : frivolité, goût du monde, des beaux vêtements, des bijoux. Pour la garder, il doit se surpasser… Face à Armande et à son insolente jeunesse, Molière sera-t-il Sganarelle (sévère) ou Ariste (libéral) ? « Les verrous et les grilles ne font pas la vertu des femmes et des filles » (L’École des maris, III, 5). Armande s’éloigne en lui préférant la compagnie d’hommes plus jeunes, plus riches, plus frivoles, tournés vers les plaisirs de leur âge… Armande veut briller en tant que comédienne, elle réclame de l’argent pour sa vie mondaine, les habits, les bijoux qu’elle affectionne. Il lui faut de l’activité, de la joie des rencontres.Armande est trop jeune, a trop de courtisans, trop d’admirateurs. Elle ne peut pas imaginer un avenir avec son vieux barbon de mari dans le calme nécessaire à
l’écriture. »
Rappelons le passage de Michel Bouquet venu jouer Le roi se meurt d’Eugène Ionesco dans le cadre de La Mirondela dels Arts, le 23 juillet 2013. Le lendemain, sur la scène du théâtre historique, il s’était exprimé sur son enfance, sa carrière théâtrale, sur Pézenas, une ville où ilaimait retrouver l’esprit de Molière.
Nicole Cordesse